Voici un article écrit avec Omer Pesquer, initialement paru dans le numéro 4 de la revue Nichons-nous dans l’internet à l’automne 2015, sous le titre “Les musées à la pointe des NTIC”.
En juillet 1995, quelques mois après l’arrivée des modems 28.8 Kbps en France, le site du musée du Louvre est inauguré. Contrairement au cliché qui les décrit comme systématiquement en retard sur les avancées technologiques, les institutions culturelles françaises s’emparent très rapidement de cet outil. Dans la seconde partie des années 1990, le Web connaît d’importantes améliorations techniques qui vont permettre son développement et sa diffusion auprès d’un public de plus en plus conséquent. L’évolution des sites web de musées va suivre et accompagner les débuts d’Internet à mesure que le HTML se complexifie, que la vitesse de chargement augmente et que le prix de connexion baisse.
Pourtant, l’adoption du Web au sein des institutions culturelles ne se fait pas sans heurt : à quel service doit-on confier ce nouvel outil ? Comment il doit être alimenté ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que, dès ses premières années dans les musées, le Web, par essence transversal, relève tout autant de la communication institutionnelle que du service aux visiteurs et bientôt même, de la médiation culturelle.
À la pointe des NTIC
Avant l’arrivée du Web, les ordinateurs, présents dans les musées depuis le début des années 1980, sont parfois utilisés comme des bases de données locales. Ainsi en 1989, le Musée Dauphinois à Grenoble, installe des postes en accès libre à l’occasion de l’exposition « Quelle mémoire pour demain ? ». Les visiteurs peuvent y consulter une base de données iconographiques en relation avec l’expo. Outre les ordinateurs personnels, les Nouvelles technologies de l’information et la communication (NTIC) rassemblent de nombreux outils, qu’il s’agisse des bornes interactives, du vidéodisque ou encore du Minitel. Dans les années 1990 d’ailleurs, les musées se déploient sur la boîte marron – à l’époque fleuron de l’industrie française des télécoms – avec notamment 3615 Picasso ou 3615 Louvre. La base Joconde, catalogue collectif du patrimoine national, mis en place la Direction des musées de France en 1975, est accessible sur Minitel dès 1992, puis sur le Web à partir de 1995 (1). Déjà à l’époque, elle se veut plus qu’une simple base de photographies et donne accès à notices détaillées. Le nombre d’objets disposant d’une notice numérique ira croissant au fil des années jusqu’à l’exhaustivité.
Plus visuels que les bases de données consultables sur Minitel, plus puissants que les sites web de l’époque, les cédéroms donnent aux visiteurs un accès à des contenus éditorialisés, consultables sur leurs propres ordinateurs. C’est pour conquérir un public plus vaste que les musées se tournent vers ce support, si bien que « la France est le leader incontesté des producteurs de cédéroms de la Francophonie » (2). En 1994, le musée du Louvre se lance avec Montparnasse Multimedia (3) pour Le Louvre, peinture et palais. D’autres suivront, qu’ils soient généralistes comme le musée d’Orsay (1996), ou thématiques comme Arman, collectionneur d’Art (1996) et Angkor Cité royale (1997), deux coproductions de la RMN. En 2001, dans son ouvrage Le musée virtuel, le muséologue et philosophe Bernard Deloche s’engage : « Le CD-ROM n’a pas pour tâche de décrire le musée (…) mais de le remplacer. » La promesse est ambitieuse : il ne s’agit pas pour ces outils de paraphraser leur équivalent physique, mais véritablement d’en proposer une alternative. Certains, comme celui musée d’Orsay, proposent des photos panoramiques qui fondent les prémices du Google Art Project : « La technologie Quick Time VR pour vous permettre d’arpenter les salles du musée… comme si vous y étiez. » (4).
Il y a bientôt 20 ans qu’on peut visiter un musée dans un environnement 3D qui reconstitue le bâtiment, un usage qui s’imposera sous la forme des visites virtuelles, comme celle proposée par le Musée du Louvre en 2000.
Les premiers sites web de musée sont accueillis avec une certaine défiance par les agents des musées. Mais pourquoi devrait-on favoriser ce support plutôt qu’un autre. Cette interrogation est plus large et concerne l’ensemble du pays : avant 1997, le nombre de foyers français connectés à Internet reste inférieur à 100 000, contre 7,6 millions de terminaux permettant de consulter le Minitel ou autres services télématiques. En septembre 1997, le premier ministre Lionel Jospin réclame pourtant une « migration du Minitel vers Internet » (5). Paradoxalement, les musées sont donc à la fois à la pointe de l’adoption de ces outils mais en interne, les avis sont partagés sur l’usage du Web et ses applications potentielles. « Après tout, n’a-t-on pas déjà identifié la vraie nature de ces millions d’adeptes de la souris : on dit d’eux qu’ils sont des net-surfers, entendant par là que ce sont pas des gens qui vont au fond des choses… », conclut Paul Carpentier, alors directeur de l’accès aux collections et à l’information au Musée canadien des Civilisations, en octobre 1996 lors d’un colloque franco-québécois à Montréal (6).
Bienvenue dans le World Wide Web
En 1996, la page d’accueil du ministère de la culture est parfaitement symbolique des débuts du Web de la culture et du Web, tout court. Un menu clairement découpé dans un tableau, une animation en .gif du logo de l’institution (qui, à sa conception, n’a pas été pensé pour se mouvoir), un motif qui se répète à l’infini en image de fond, les liens cliquables en typo Times gras, bleue et soulignée, les badges des prix reçus. En ligne depuis 1er juillet 1994, le site du ministère est le point central du Web culturel français. Il héberge de nombreux autres sites dont ceux du Musée du Louvre, du Musée national des Arts et Traditions populaires (ancêtre du MuCEM) ou du Musée Goupil à Bordeaux. Il propose également un guide de l’Internet culturel permettant de trouver des ressources. Cybermusée ou musée cybernétique sont parfois utilisés pour décrire les extensions en ligne des institutions culturelles. Au milieu des années 1990, le site du Ministère intègre ainsi une cybergalerie, dont le but est de présenter des expositions uniquement visibles en ligne. Expérience qui tournera court, puisque l’espace ne proposera que deux expositions, dont l’une est une création multimédia de Jean-Michel Jarre s’appuyant sur des plug-ins spécifiques.
À la fin des années 1990, la bataille des navigateurs fait rage entre Internet Explorer et Netscape, et nombreux sont les sites web à suggérer l’un ou l’autre de ces acteurs à leurs visiteurs. Les liens URL permettant de télécharger les deux navigateurs sont intégrés. Au-delà de choix purement technologique, l’expérience proposés au visiteur est déjà centrale. En avril 1998, les actes du colloque « Dispositifs et médiation des savoirs » indiquent : « Ce qui est en train de se jouer, c’est le passage d’une conception de la connaissance comme contenus à une autre, qui la voit comme l’expérience faite d’environnements aménagés, de dispositifs. » (7). En ligne, l’expérience souhaitée est toutefois encore fortement contrainte par l’avancement des technologies et par leur démocratisation. Limiter le temps de chargement est ainsi un enjeu primordial, car le temps de connexion est précieux. C’est pourquoi les sites se doivent d’être efficaces et légers. Souvent, le graphisme et l’ergonomie s’en ressentent, mais certains sites s’en sortent très honnêtement, comme le site du musée Rodin en 1996, par exemple.
Aujourd’hui, en terme de visites, le Web prend le pas sur les visites in situ dans certaines grandes institutions à la portée internationale, comme le Metropolitan Museum de New York ou le British Museum de Londres. Compter les visiteurs a toujours été une mission des musées, et Internet n’y échappe pas. Les sites de musées ne font pas exception et présentent les compteurs de visite traditionnels du Web vernaculaire des années 1990, comme pouvaient le voir en 1996 les visiteurs du site du Carré d’Art de Nîmes.
Le casse-tête de l’organigramme
À ses débuts, le Web dans les musées est une affaire technique avant tout. Lorsque les musées commencent à s’intéresser à Internet et envisagent d’avoir leurs propres sites, c’est souvent un technicien du service informatique s’en charge. Lorsque la question du contenu éditorial émerge, ils se tournent ensuite vers les métiers de la communication, de la production voire des publics. Mais à l’époque, Internet est encore majoritairement utilisé par ceux qui le conçoivent : des ingénieurs et des chercheurs, familiers avec l’informatique et le jargon technique, qu’ils n’hésitent pas à réutiliser. La page d’accueil du musée du Louvre en 1997 parle ainsi de « serveur », et celui du Muséum national d’Histoire naturelle précise même « serveur WWW ».
La plupart des musées, relevant directement du ministère de la culture ou de collectivités territoriales, restent largement tributaires de leur tutelle pour l’accès aux réseaux, la maintenance et l’entretien des équipements, ce qui ne facilite pas toujours la souplesse. Seuls les grands établissements publics, comme Versailles ou le Centre Pompidou, sont autonomes quant à leurs installations hardware comme software, compte-tenu de leur statut juridique. En revanche, depuis à l’arrivée des CMS (Content management system), même les plus petites structures sont autonomes sur l’administration de leurs contenus éditoriaux.
Et les visiteurs dans tout cela ?
Dès leurs débuts, les sites de musées ont plusieurs fonctions : vitrine institutionnelle des établissements, ils sont aussi des outils d’information et ouvrent sur la médiation culturelle. En 1997, le ministère de la culture demande à chacun d’indiquer leur « nom dans la vie réelle » dans un formulaire donnant la parole aux visiteurs. Figure notable des musées, le Livre d’Or est aussi un incontournable du Web vernaculaire des années 1990. A la sortie d’une exposition, le cahier, souvent laissé proche de la sortie, permet aux visiteurs d’inscrire un avis, poser une question, exprimer un regret ou encore de dessiner un zizi. C’est donc naturel pour les institutions patrimoniales de reproduire cette habitude en ligne. La possibilité pour n’importe quel utilisateur de contacter un musée directement, rapidement et sans autre intermédiaire que la machine constitue déjà une évolution remarquable dans la relation entre les publics et l’institution, la rendant plus immédiate, plus proche. Aujourd’hui, elle trouve son prolongement dans la présence et la réactivité des musées sur les réseaux sociaux, face à des visiteurs qui ont intégré ces outils dans leurs pratiques numériques quotidiennes.
Mais recueillir un commentaire n’est possible qu’une fois la visite effectuée. Aussi, pour l’organiser, les sites deviennent également des supports de la diffusion d’informations pratiques. Un plan permettant de se repérer dans le vaste Hôtel des Invalides est par exemple disponible dès 1998 sur le site du Musée de l’Armée (8). En rendant l’exploration des collections ludique et plus vivante qu’une simple consultation de notices, les musées ouvrent la voie vers des dispositifs de médiation en ligne associant davantage les publics. Et l’utilisation ne s’est pas démentie, puisqu’en 2012, 35 % des Français déclarent avoir utilisé Internet pour la préparation d’une visite au musée (9), et ce chiffre risque fort de continuer à croître avec les usages mobiles.
Les musées n’ont pas attendu l’arrivée des géants du numérique pour proposer des dispositifs innovants qui complètent et prolongent la visite.
Accès à distance aux bases de données, livre d’or électronique ou visite virtuelle dans un univers en 3D existaient dès le milieu des années 1990. Globalement, tout est déjà là : le site web comme outil de communication institutionnelle et comme support de diffusion des informations pratiques, mais aussi les prémices d’une médiation culturelle participative à travers l’appropriation des bases de données. Ces vingt dernières années, les sites des musées se sont développés dans le prolongement de ces actions. Incontestablement, ce qui a changé, c’est l’amélioration technique en terme de chargement et de contenus, la généralisation de ces dispositifs à tous les budgets et le développement de la médiation sur le Web, tels que parcours thématiques, expositions en ligne ou ressources à télécharger pour approfondir sa visite.
Alors que le numérique se diffuse dans tous les secteurs de la vie quotidienne et du travail, les musées ne cessent de changer. L’expérience montre que ce changement se fera selon deux temporalités : d’un côté, le temps de l’institution, lent, qui repose sur les évolutions dans les pratiques des agents de musées eux-mêmes et leur validation par les circuits hiérarchiques. De l’autre, le temps de l’audace et de la prise de risque qui, comme on l’a vu, ne manque pas dans les établissements patrimoniaux, véritables laboratoires d’innovations techniques et sociales. Restez connectés, les sites sont en construction…
Pour aller plus loin, découvrez une sélection de capture d’écran des sites de musées dans les années 1990 sur la page Facebook d’Omer Pesquer.
- Chronologie de la base Joconde sur le site du Ministère de la Culture et de la Communication.
- BAILLARGEON Stéphane, « Vers le cybermusée » , Le Devoir, 18 septembre 1999.
- Montparnasse Multimédia, une PME, réalisera de nombreuses productions pour la culture jusqu’à sa disparition en 2002. Le cédérom « Le Louvre, peinture et palais » restera son produit phare.
- DESALLE Philippe, « Le musée d’Orsay, visite virtuelle sur CD-ROM », Libération, 6 mars 1996.
- L’Usine Nouvelle, « Passer du Minitel à Internet, pas si facile ! », L’Usine Nouvelle, 4 septembre 1997
- Actes du colloque « La société et le musée, l’une change, l’autre aussi ». Montréal, Musée de Pointe-à-Callière, octobre 1996.
- VOL Alexandra, « Tisser des trames de pertinence entre musées, nouvelles technologies et publics », in : Publics et Musées. N°13, 1998. pp. 67-87.
- Pour la petite histoire, le Musée de l’Armée ne relève pas du Ministère de la Culture mais de celui de la Défense.
- Étude du CREDOC commandée par le Ministère de la Culture et de la Communication, juin 2012 (mise à jour en 2014).
Merci Sébastien et Omer pour cette archéo. J’en profite pour citer 2 articles qui complètent parfaitement celui-là:
SCHAFER, THIERRY et COUILLARD, les musées, acteurs sur le Web, La Lettre de l’Ocim, 2012, http://ocim.revues.org/1077
SCHAFER, THIERRY, Le mariage de raison du musée d’art et du Web, Hermès, 2011, http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-page-102.htm
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